Benjamine Weill, philosophie, social et cultures urbaines
Philosophe de formation,(philosophie contemporaine à Paris I Panthéon- Sorbonne), elle a travaillé en tant que CPE, formatrice en pôle de mobilisation, chef de projet réussite éducative à Bagnolet puis chef de service de etap’ado dans le 93.
Depuis 2011, elle fait de la formation et du conseil pour les établissements sociaux et médico-sociaux, et développe une philosophie appliquée au questions sociales.
Elle a connu l’émergence du mouvement hip-hop et y a consacré un livre à paraître prochainement.
Bonjour, peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Benjamine Weill (double v et double L sinon petit oiseau ne peut pas voler), j’ai une formation universitaire en philosophie que j’ai menée en parallèle d’une vie professionnelle dans le social et médico-social.
la passion du rap et de la philo sont les deux faces d’un même mouvement chez moi : valoriser la pensée partout où elle existe, s’intéresser à l’Autre dans toutes ses formes
Comment après une formation universitaire de philo contemporaine à Paris 1 on se retrouve passionnée par le HH ?
Cela a été concomitant et non successif. J’ai rencontré le rap dès le début des années 90 vu que je vivais dans le 91 (et suis née en 1979) puis lors de mon séjour d’un an aux USA en 1994-1995.
La philo est venue après et déjà à la fac je m’amusais à citer autant de rappeurs que de philosophes… la passion du rap et de la philo sont les deux faces d’un même mouvement chez moi : valoriser la pensée partout où elle existe, s’intéresser à l’Autre dans toutes ses formes, se laisser surprendre et étonner… Le rap comme la philo sont à mes yeux des modes de vie.
Les philosophes contemporains sont ceux du XIXe et du XXe siècle, Schopenhauer, Nietzsche, Proudhon, Marx, Sartre, Foucault; ça semble assez loin des préoccupations des rappeurs et des jeunes avec qui tu as travaillé ou c’est juste une impression ? Souhaites tu transmettre l’amour de la philo à ce public ou analyser philosophiquement leur comportement et leurs textes ?
Les philosophes les plus étudiés sont ceux que tu cites entre autres mais leurs préoccupations sont celles de la vie quotidienne, celles qu’on se pose tous.
Schopenhauer et son cynisme amoureux se demande à quoi ça sert l’amour, la vie, la mort. Du Damso quoi!
Nietzsche et le dépassement de soi, la lutte contre le conformisme et les idoles, ce sont les mêmes questions que celles de Taipan.
Proudhon qui se demande comment on peut être libre collectivement, exister socialement c’est très proche de Kery James ou la Scred Connexion dans les réflexions.
Marx et sa réflexion sur l’idéologie, le rapport au travail, au sens de l’existence, tu le retrouves chez SCH , Sartre et son culte de l’individu on est pas loin des réflexions de Booba finalement et Foucault et son travail sur le langage, la société de surveillance, c’est Despo Rutti!
Bref, les questions philosophiques sont intemporelles, c’est les réponses qui sont datées pas les questions. Tous les jeunes se demandent pourquoi ils sont là ?
Pourquoi s’inscrire ou pas dans un collectif, qui suis-je où vais-je, dans quelle étagère ?
Mon objectif reste valoriser la pensée partout où elle existe, que ce soit celle des rappeurs en les analysant par le prisme de la philo ou celles des jeunes qui font de la philo sans le savoir, l’air de rien. Et ce n’est pas de la philosophie pour les nuls (coucou Vald!)
Sartre et son culte de l’individu on est pas loin des réflexions de Booba finalement
L’amour du savoir ou de la sagesse, appliquée aux rappeurs qui souvent s’insultent sur les réseaux sociaux, qui parlent de leur bite, de vente de stups, et de leur misère sociale, n’est-ce pas trop élitiste ?
La sagesse t’apprend surtout à ne prendre aucun discours de haut et surtout à voir la complexité derrière les clichés. Les rappeurs sont un milieu fait de gens différents qui ne sont pas tous dans le même moule… par exemple je ne résume pas le rap à Booba qui est aujourd’hui plus influenceur que rappeur… Après parler de sa bite peut mettre au travail le discours virilisé comme le font Damso ou Dosseh par exemple ou Isha, de la vente de stup du système de domination capitaliste (Jo le Phéno par exemple avec l’Hollandais) et la misère sociale cela fait réfléchir à la démocratie, au système social comme le font Lacraps ou Vin’s.
Il y a quelques mois, le “stagiaire de BFM”, t’a qualifiée de “philosophe du rap”, ce qui t’a valu une avalanche de critiques et de moqueries (un bon shit storm comme disent les anglais) sur les réseaux sociaux, peux-tu revenir sur cet incident ?
C’était une expérience intéressante… Déjà parce que j’étais pas emballée à l’idée et que j’avais demandé à ce qu’on ne me nomme pas comme ça. Comme quoi (pauvre stagiaire !) les médias comme BFM ne respectent pas bien leurs invités ! Bref !
Après je savais ce que je déclencherais d’où ma réticence. On m’a demandé d’y aller pour ne pas déserter ces espaces qui véhiculent trop de négatif sur le rap.
J’ai accepté d’y aller pour qu’une parole différente sur le milieu soit possible. Cela fait plus de 20 ans que j’attends un discours plus positif sur le rap que juste ça rapporte plein de tunes et les rappeurs sont les nouveaux capitalistes… C’était l’occasion… Après beaucoup se sont arrêtés au bandeau, tant pis pour eux ! En soi les insultes de gens que je ne connais pas et ne me connaissent pas j’en ai rien à faire et me suis contentée de transmettre à l’avocat au cas où… Cela m’a permis de faire le tri entre les miens et ceux qui disent vouloir promouvoir la culture, l’inclusion, la réflexion, l’éducation et qui se sont ou tu ou délecté de ce bashing. J’en profite pour remercier encore tout ceux qui m’ont soutenu et notamment Mayleen…
Etre philosophe et aller sur BFM pour parler de 2 mecs de 40 piges qui se frottent dans un duty free, ce n’était pas une perte de temps ou un risque ?
Vu comme ça, les deux oui! Un risque et une perte de temps, et c’est le lieu de mon hésitation initiale. J’y ai été car on me l’à demandé, et pour ne pas parler de ces deux là. Je ne l’ai pas fait, j’ai parlé des maraudes de Lacraps, du cercle de Fianso, du demi, des clashs Voltaire/Rousseau mais pas d’eux.
Plus généralement, on a l’impression qu’en 2020, les médias généralistes ou d’information ne parlent (encore) du rap et des rappeurs que quand une cité crame ou quand des rappeurs font de la merde. Est ce participer à cette mauvaise image que d’aller à ces émissions calibrées pour la ménagère ? Ou au contraire on peut l’éduquer sur cette culture grâce à ces canaux ?
Personnellement je ne crois pas aux créneaux ménagères ni aux canaux favorables. Tu peux véhiculer une image de merde du rap en étant du game et « spécialiste « par exemple en mettant en avant les ventes et l’argent du game et tu peux faire un super sujet dessus en expliquant à la ménagère combien le rap peut aider son ado… Bref les catégories, les étiquettes et les représentations a priori ça ne m’intéresse pas ! Je préfère encore qu’on parle de rap intelligemment dans tous les espaces possibles (si la porte est fermée on passera par la fenêtre) plutôt que de le cantonner à un entre soi toujours contre-productif. Débattre entre gens d’accord entre eux c’est de la branlette intellectuelle, non ?
En quoi ta formation t’aide (ou t’a aidée) au quotidien dans ton activité professionnelle (CPE, chef de projet, etc…) ?
Chez moi tout est en parallèle. Philo, travail social, éducation sont liés. Ma formation nourrit ma posture professionnelle et mes expériences professionnelles nourrissent ma réflexion. C’est un seul mouvement tout ça pas séparé et encore moins hiérarchisé.
l’empathie est encore hyper présente au contraire… encore c’est plein de diversité le rap comme les autres disciplines du HH.
Le rap est devenu une musique nihiliste, qui pour Nietzsche prend sa source dans notre décadence sociétale, où l’empathie n’a pas (souvent) sa place, est ce que tu retrouves cet état de fait dans les autres disciplines du HH ?
Je ne dirais pas ça non plus du rap… l’empathie est encore hyper présente au contraire… encore c’est plein de diversité le rap comme les autres disciplines du HH. Les vandales disent que les graffeurs de galerie les ont trahis, idem dans la danse et l’influence des compagnies non Hiphop qui s’y sont mises… bref c’est plutôt le risque du succès de ces disciplines , elles sont récupérées par les institutions pour les essentialiser, autrement dit dès qu’on dit le rap c’est ça ou la danse ou le Graff on se plante. Ce sont des mouvements artistiques et culturels voués à évoluer et à n’être jamais là où on les attend comme la philo…
Femme, blonde, avec un patronyme juif, pas trop difficile de se faire accepter dans ce milieu ?
Femme: pas plus qu’ailleurs ou pas moins non plus. J’ai pas eu de souci là dessus avant cet épisode instructif.
Blonde: c’est pas la vraie couleur mais si j’avais laissée mes cheveux blancs j’aurais entendu d’autres choses! Et puis c’était drôle qu’on pense que j’étais blonde et donc grande et tout moi qui fait 1,55m!!!! Et puis n’étant pas pour me travestir, je suis ce que je suis donc je vais pas faire semblant d’être autre chose…
Patronyme juif : idem j’allais pas le cacher.
Tu aurais pu rajouter blanche et bourgeoise.
Je sais qui je suis, d’où je viens, ce que j’ai déconstruit et le travail qu’il me reste à faire en la matière. Je sais ce que je véhicule en termes d’images et combien je ne rentre pas dans les cases préétablies des normes sociales. Je n’ai ni le sexe, ni l’origine sociale, ni la couleur, ni la tradition culturelle qui va avec ce que je fais et ce que je suis. En fait on en est tous là mais c’est rassurant pour beaucoup de correspondre à l’image qu’on a d’eux. La philo m’a appris à faire la part des choses. Il y a l’image que vous avez pour les autres et votre réalité. C’est l’écart entre les deux qui m’intéresse, fait la richesse, l’intérêt d’une personne. Si les gens étaient comme on les voit les réseaux sociaux suffiraient à se connaître.
La philosophie est principalement enseignée au travers des idées masculines, rares sont les philosophes femmes (re)connues. Est ce en train d’évoluer ?
Oui l’histoire des idées est entièrement masculine et rend compte du poids de la domination masculine sur notre culture. Je trouve que les femmes se sont bien emparées de la discipline oui. Je pense à Cynthia Fleury, Julia de Funès entre autres mais il y en a beaucoup d’autres. On peut aussi penser à Angela Davis et toutes les idéologues féminines dès la pensée de coloniale qui même sans être « philosophes « proposent des lectures du monde comme Françoise Verges par exemple….
A l’heure de #metoo, est ce que tu as souffert de ton sexe dans ton travail ?
Dans quel travail?
Dans le milieu universitaire oui (une des raisons pour laquelle je n’ai pas pu avoir de bourse de thèse).
Dans le travail social pas au début mais quand j’ai été confronté aux fonctions de pouvoir et aux sphères intellectuelles du milieu plus. On ne me prenait pas toujours au sérieux.
Dans le milieu militant oui. Un lieu où la parole des femmes est encore très souvent mise sous tutelle.
Dans mon activité rapologique pas vraiment parce que je ne suis pas assignée à mon sexe. Ceux qui questionnent ma légitimité le font plus de par ma formation, mon âge, mon milieu que mon sexe.
On a l’impression que toute notre société vit un nivellement par le bas dans beaucoup de secteurs… Passer de Proudhon, Sartre et Nietzsche à BHL, Finkielkraut et Enthoven, c’est pas trop violent ? Ou sont ce uniquement les plus médiatiques ?
Ce ne sont que les médias qui jouent à nous faire croire ça. Ce n’est pas parce que tout le monde le dit que c’est vrai. La pensée ne peut jamais se résumer à la dominante. Par exemple tu cites Sartre mais à la même époque que lui, d’autres pensaient tout aussi bien voir mieux (question de goûts et d’affinités) mais ne sont jamais cités (car bien moins médiatisés à l’époque ; ne jamais oublier que Sartre a fondé les temps modernes pour être diffusé un peu comme Booba avec OKLM) comme Canguilhem, Merleau Ponty etc. A l époque aussi la médiatisation jouait sur la notoriété…. par exemple je suis hyper choquée et surprise d’entendre, lire et voir autant de références à Simone de Beauvoir par les féministes actuelles. Le deuxième sexe n’est pas vraiment une fête du corps féminin et surtout elle ne permet pas de sortir d’une représentation binaire du monde car elle renvoie à des oppositions binaires entre nature et culture, individu et collectif, vie anatomique et vie intellectuelle. Celui que tout le monde écoute n’est pas toujours celui qui détient le vrai… d’ailleurs à mes yeux, personne ne l’a. Nous en portons chacun un bout.
Peux tu nous parler de ton livre qui arrive dédié au HH ?
Cela s’appelle Au Mic Citoyens et cela parle des liens entre culture Hip-Hop, fondements philosophiques républicains et valeurs fondamentales de l’éducation populaire.
En gros! Je l’ai écrit il y a plus de 4 ans… j’espère qu’il sortira histoire de ne pas en parler pour rien mais bon c’est écrit et je suis déjà passée à d’autres projets! Tant que l’envie d’avancer est là !
Tu te vois où dans 20 ans ?
Sur une île méditerranéenne au bord de l’eau avec un bouquin
Et le monde de la philosophie dans 20 ans ?
Je n’en sais rien! On verra bien!
Et le monde tout court dans 20 ans ?
Idem sûrement plus chaud donc j’aurais peut-être même pas besoin d’aller en
Méditerranée !